Michaël Bourgatte, rattaché au Centre Edouard Branly, chercheur-postdoctorant à Télécom ParisTech, pose une réflexion sur la circulation des formes cinématographiques et l’usage des nouvelles technologies dans le champ du cinéma et de l’audiovisuel.

Vous avez publié un ouvrage intitulé “Le cinéma à l’heure du numérique. Pratiques et publics.” (Editions MkF) dans lequel vous posez une réflexion sur les bouleversements induits par l’arrivée du numérique dans le cinéma. Comment les professionnels de l’image se réapproprient-ils les nouveaux modes de transmission et de réception du cinéma?

Ce livre est le fruit de réflexions conduites, entre 2004 et 2012, par des universitaires et des professionnels du cinéma, notamment de l’exploitation. Cette période est charnière car on était initialement très loin des préoccupations qui touchent le milieu aujourd’hui. On pensait surtout à la problématique de la médiation informatisée : ouverture de sites ou de blogs pour présenter les activités des structures (programmations, opérations spéciales…). La question des réseaux sociaux est arrivée plus tard, doublée d’un vaste programme de numérisation des salles. Cela a soulevé d’autres questions quant à l’accélération de l’accès à de l’information sur les films ainsi que de l’accès aux films eux-mêmes.

Dans le même temps, il y a eu la baisse des coûts des matériels informatique et vidéo, l’apparition des smartphones et des tablettes. Tout le monde pouvait subitement capter des images, les manipuler et les faire circuler en ligne instantanément. C’est dans ce contexte que les pratiques de mashup ont d’ailleurs explosé.

Il est manifeste que les professionnels ne tirent pas (ou mal) parti des possibilités techniques qui leur sont offertes, autant au niveau de la pédagogie (faire manipuler aux enfants et aux adolescents du matériel et des images pour comprendre ce qui se joue derrière un plan, un cadrage, des dialogues…), que de la médiation (faire des bandes annonces personnalisées, des reportages qui vont favoriser les échanges et les interactions…). À leur décharge, tout cela a été très vite. Des opérations commencent à se mettre en place (cf. le logiciel Lignes de Temps ; la plateforme Ciclic). C’est un milieu très réactif et particulièrement inventif.

Les pratiques des spectateurs ont évolué avec la démultiplication des supports, des formats, et le nomadisme des écrans. Est-ce la fin des salles obscures ?

Les pratiques sont en train d’évoluer. Les box, la TNT, la (s)VoD (vidéo à la demande avec abonnement), le streaming, les terminaux mobiles, sont autant de manières de consommer massivement des images et du cinéma. Pour autant, la salle semble avoir encore de beaux jours devant elle. Le parc est presque intégralement rééquipé en numérique pour des projections de qualité dans des conditions optimales. Les nouvelles technologies nous permettent d’accéder aux programmes en salles de façon instantanée et d’organiser des sorties au cinéma de manière impromptue (notamment avec les services d’ Allociné). Sans parler des nouvelles formes de programmation collaborative (LaSeptièmeSalle) ou du désir permanent qu’on a d’accéder urgemment aux nouveautés. Comme la chronologie des médias protège la salle, il faut alors la côtoyer pour voir les films à l’affiche et « rester dans le coup ». Et puis il y a la question de la sociabilité humaine, de la proximité physique et charnelle contre laquelle les nouvelles technologies ne peuvent pas lutter.

Quel avenir prédisez-vous au crossmédia et au transmédia ?

C’est une problématique ancienne. Dans les faits, on commence seulement  à observer une pénétration massive des pratiques transmédiatiques. La plus manifeste, et sur laquelle beaucoup d’observateurs misent, c’est celle du couple télévision/device mobile pour obtenir de l’information périphérique ou participer à un programme en direct (pratique dite de livetweet sur des émissions comme Les Anges de la téléréalité ou l’Eurovision). Le livetweeting de films est globalement très marginal et souvent décrié. Toutefois, du crossmédia au participatif, il n’y a qu’un pas. Attendons-nous donc à voir de plus en plus de programmes à « tiroirs » dans lesquels l’action évoluera en fonction des votes ou des avis du public. On peut aussi penser à des opérations d’écriture collaborative de scénarios, pour faire avancer le récit d’une série. Et puis il y aussi la possibilité de voir le public intégrer le programme, de manière plus ou moins interactive et/ou réelle, avec les caméras partout présentes sur nos devices. Le fameux quart d’heure de célébrité d’Andy Warhol est à la portée de chacun. À ce propos, vous êtes vous demandé pourquoi on publie des choses sur les réseaux sociaux ? C’est sans doute moins pour partager réellement quelque chose que pour parler de soi, s’exposer, être vu et être reconnu.

Comment la technologie change-t-elle notre rapport aux films, à nous, spectateurs ? 

Les technologies ont cela d’incroyable qu’elles nous permettent d’acquérir des compétences nombreuses et de s’exprimer librement. On peut regarder des bandes-annonces ou des extraits, lire des critiques ou se confronter à des avis avant de regarder un film. On peut également rechercher de l’information directement sur son smartphone ou sa tablette en plein milieu d’un visionnement, lorsqu’on ne se rappelle plus du nom d’un acteur ou de la filmographie du réalisateur. Manifestement, on prend moins de risque, ce qui est à double tranchant. Dans une société où tout s’accélère, on fait le tri plus rapidement pour se concentrer sur les contenus les plus en adéquation avec ses goûts. Ce qui veut dire qu’on se laisserait moins aller à la curiosité, à la découverte aveugle… Bien que le web social tende toujours plus vers une mise en relation de son profil avec ceux de ses amis, de sa famille ou de prescripteurs culturels en ligne. Ce qui veut dire qu’on retrouve forcément cette notion d’incertitude dans notre consommation cinématographique.

Quel est l’impact des pratiques amateurs sur le web et de la circulation des œuvres sur la création audiovisuelle ?

La relation qu’entretient la création professionnelle avec les productions amateurs est ancienne. Sans en faire l’archéologie, on peut dire que c’est l’arrivée de matériels légers et portables (caméra Eclair…), au tournant des années 1960, qui marque le début de cette aventure. L’utilisation de matériels vidéo et certains choix esthétiques, dans les années 1990-2000, ont renforcé cet effet : Dogma, Le Projet Blair Witch… La confusion est devenue presque totale aujourd’hui lorsque professionnels et amateurs « font des images » avec un Canon 5D. Outre les idées, bien évidemment, la différence se joue dans les moyens financiers et temporels dont dispose le cinéaste, ainsi que dans la carrière des réalisations. Le professionnel a de l’argent, du temps, et il verra son film passer d’abord par la salle. L’amateur s’arrange avec ce qu’il a (en tentant éventuellement de lever des fonds avec une plateforme comme KissKissBankBank), il tourne quand il peut et se contentera souvent de l’Internet pour faire circuler son film, sur des plateformes comme Vimeo. Là, je parle des amateurs, disons, éclairés. Après ça, il y a toute la masse de réalisations que l’on peut trouver sur Youtube, aux esthétiques variables, mais parfois (souvent !) truffées d’idées…

Tout cela est extrêmement enthousiasmant. Il y a une seule chose qui me préoccupe aujourd’hui et qui est à mettre en relation avec la question de la profondeur de champ. À la Renaissance, période de modernisation de la société et de l’apparition de nouveaux modes de diffusion de l’information, la perspective se développe. La société devient curieuse ; on cherche à voir toujours plus loin. Aujourd’hui, alors que nous sommes dans une nouvelle phase de modernisation et de circulation accrue de l’information, la profondeur de champ se raccourci terriblement. On fixe des sujets très proches (cf. Instagram, Vine…). Cela voudrait-il dire qu’on se refuse à regarder plus loin, de peur d’y voir des choses qui nous effraient ?

Michaël Bourgatte est chercheur-postdoctorant à  Télécom ParisTech. Ses travaux interrogent la circulation des formes cinématographiques et l’usage des nouvelles technologies dans le champ du cinéma et de l’audiovisuel.

Découvrez son site Internet ainsi que ses derniers travaux sur: http://celluloid.hypotheses.org/497

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Michaël Bourgatte a également monté une chaîne Youtube avec des manipulations vidéos « populaires »:  

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